L’œuvre de Maurice Sixto un patrimoine à sauvegarder et à étudier

L’œuvre de Maurice Sixto un patrimoine à sauvegarder et à étudier

L’œuvre de Maurice Sixto, ayant pour titre d’ensemble Choses et gens entendus, est composée d’une série de 60 lodyans, dont la plupart sont racontés à l’oral en kreyòl et quelques uns en français. Enregistrés sur supports sonores, les lodyans de Sixto étaient à l’origine diffusés à la radio avant d’être compilés en volumes sur cassettes et CDs vendus chez des disquaires.




Il existe actuellement en circulation huit volumes, dont six publiés pendant le vivant de Sixto et plusieurs autres volumes posthumes. Les lodyans de Sixto les plus connus sont ceux qu’il a lui-même publiés avant sa mort. Parmi ceux-ci on peut citer «Lea Kokoye», «Zabèlbòk Berachat», «Ti Sentaniz», «Gwo Moso», «J’ai vengé la race» et «Madan Jul». Chacun de ses six lodyans est en fait le titre d’un des six volumes sortis à l’époque où Sixto était encore parmi nous. Il existe parallèlement plusieurs lodyans posthumes notamment «Pa nan Betiz», «Emil toutou », «Solisyon chimik», «Machann poul», «Dictatures», «Les Perles du Général» et «Elie Lescot» ainsi que des inédits tels «La fortune politique de Dumarsais Estimé», et «La diplomatie se meurent et les ambassadeurs ont peur».

Il semble que les tout premiers lodyans de Sixto aient été composés en Afrique et c’est une phrase, provenant de La Condition Humaine d’André Malraux, qui aurait servi de catalyseur à la création de l’œuvre de Sixto. La phrase qui a retenu l’attention de Sixto est la suivante: «Il faut se défendre des absurdités de la vie, et l’on ne peut se défendre qu’en créant». Selon Gertrude Séjour, «deux jours après, Léa Kokoye était née. Et suivirent, Ti Saintaniz,  Me Zabèlbok, etc.». Quoique l’œuvre de Maurice Sixto soit composée de lodyans et non de contes, on fait souvent référence à lui comme étant un conteur plutôt qu’un lodyansè. Cette confusion est probablement dû au fait qu’il n’existe pas encore de définition théorique satisfaisante du genre du lodyans. Le lodyans, en tant que récit, est conté ou raconté certes, mais cela ne fait pas du lodyansè un conteur. Le conte et le lodyans sont deux genres distincts. Il est donc plus approprié d’utiliser le terme kreyòl lodyansè plutôt que conteur ou «conteur de lodyans». L’écrivain et géographe haïtien Georges Anglade est le seul à avoir proposé une esquisse de théorie du lodyans. Dans un de ses articles, Anglade affirme qu’il a dû se forger ses propres outils d’analyse qui lui ont permis de « définir approximativement les cinq éléments qui caractérisent «ce genre d’un nouveau genre, genre unique en son genre: miniature, mosaïque, jouvence, voyance, cadence7 » (2004, p. 66).

Si l’analyse de Lea Kokoye montre, contrairement à ce que soutient Anglade, que ce lodyans ne correspond pas aux critères de la miniature et de la mosaïque, cette œuvre répond par contre aux trois autres critères du modèle. En fait, ce sont les critères de la jouvence, de la voyance et de la cadence qui font toute la force de la théorie d’Anglade puisqu’ils constituent des composants invariables et consubstantiels au genre du lodyans. L’actualité, la critique et l’humour sont en effet des critères qui permettent de rendre compte de la singularité du lodyans par rapport à tous les autres genres littéraires oraux et écrits. Comme le soutient Anglade, la spécificité du lodyans réside dans «une articulation complexe et unique de ces trois éléments» (2004, p. 84). Le modèle d’Anglade s’avère donc être d’une certaine utilité dans la mesure où il peut être utilisé comme une grille d’analyse du lodyans. Parmi ces trois éléments, l’humour semble être celui qui entretient le rapport le plus étroit avec le lodyans défini par Pompilus comme un «récit d’un fait vrai ou fictif, mais plaisant […]» (1961, p. 179). La pertinence du critère de la cadence dans l’hypothèse d’Anglade est indiscutable compte tenu du rire que provoque les lodyans des quatre plus grands lodyansè haïtiens, à savoir le maître lodyans Justin Lhérisson, Maurice Sixto, Théodore Beaubrun dit Languichatte et Jean Gesner Henry alias Koupe Kloué.

De ces quatre lodyansè, Sixto est celui qui se rapproche le plus de Lhérisson. Le rire que suscite seslodyans est, de par sa complexité, comparable à plusieurs égards à celui de Lhérisson. Prenons par exemple «Lea Kokoye» et «Ti Sentaniz». Ces deux lodyans suscitent le rire certes, mais ils sont loin d’être de simples divertissements frivoles. Le rire suscité par «Lea Kokoye» et «Ti Sentaniz», quioscillent d’ailleurs entre le comique et le tragique, confère à ces lodyans une dimension à la fois distrayante et dérangeante. Inspiré probablement du réalisme deZoune chez sa nainnaineTi Sentaniz aborde la question de la domesticité infantile en Haïti avec une clairvoyance telle qu’on ne songerait même pas à questionner le sérieux de ce lodyans.




Pour dénoncer la situation déshumanisante des nombreux enfants haïtiens traités en esclave (lesrestavèk), Sixto utilise, à l’instar de Lhérisson, un langage à la fois comique et réaliste. Le rire dulodyans provient souvent en effet d’une situation tristement comique. Chez Sixto, tout comme chez Lhérisson, le rire est puissant parce qu’il provient précisément de ce dont on ne doit pas rire, ni même parler. Le comique du lodyans peut donc être vu comme un mode d’examen lucide du réel et de transgression des normes sociales et morales, car le rire qui en découle est souvent libérateur et contestataire. C’est justement la dialectique entre le rire et la souffrance, le bonheur et la douleur, qui est constitutive de ce comique du lodyans. Il reste donc à écrire, parallèlement à l’histoire de la «tragédie haïtienne», celle du «rire haïtien».

Dans «Lea Kokoye», Sixto oppose la situation d’une femme d’origine modeste à celle d’une petite bourgeoise pour dénoncer le clivage et l’injustice sociale qui règne en Haïti. Complètement aliéné, le personnage éponyme du lodyans «Maître Zabèlbok» refuse de travailler et préfère se faire entretenir par sa femme. Dans «Ti Sentaniz»le lodyansè pointe du doigt la tragique situation des multiplesrestavèk haïtiens alors que dans «Gwo Moso», il nous fait rire à gorge déployée.

L’œuvre de Sixto est à la fois une forme de divertissement et un outil de réflexion, de critique politique, sociale et culturelle. Compte tenu de leur richesse littéraire, historique et sociologique, leslodyans de Sixto n’ont rien à envier à ceux des écrivains lodyansè d’hier et d’aujourd’hui. Pourquoi donc les œuvres des écrivains lodyansè sont-elles divulguées, enseignées et enrichies par des commentaires critiques alors que celle de Sixto reste encore marginalisée? Est-ce que cette marginalisation est due au caractère oral des lodyans de Sixto ou par le fait d’être principalement narrés en kreyòl? Ces deux éléments, qui semblent malheureusement constituer un handicap, devraient au contraire pouvoir contribuer à un plus grand rayonnement de l’œuvre de Sixto dans la société haïtienne. Contrairement à la plupart des écrivains lodyansè haïtiens, qui s’inscrivent dans une démarche paradoxale de désacralisation et d’enrichissement de la langue française en l’investissant d’un contenu kreyòl dans le domaine littéraire, Sixto accorde une place privilégiée à la langue maternelle de l’ensemble de la population haïtienne. Pour leur contribution à la valorisation et à l’enrichissement de la langue kreyòl ainsi que pour leur visée esthétique, les lodyans de Sixto méritent d’être préservés précieusement et d’être étudiés dans les écoles haïtiennes.

 Fernand Léger

Source : Tatapmag.com


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