Source-Matelas, la vallée de la mort en Haïti

Source-Matelas, la vallée de la mort en Haïti

Au moins une centaine de personnes ont été tuées, des femmes ont été violées et plusieurs maisons ont été incendiées à Source Matelas, dans la commune de Cabaret, au nord de la capitale. Cette attaque armée a été perpétrée le 19 avril 2023 par deux gangs armés très puissants dans le département de l’Ouest d’Haïti. Il s’agit du deuxième massacre en cinq mois qui est totalement ignoré par le gouvernement, déplore Joseph Jeanson Guillaume, le principal agent exécutif intérimaire de Cabaret.

Source-Matelas, situé à environ 30 km au nord de Port-au-Prince, dans la commune de Cabaret, est devenu un cimetière sans tombeau. Pourtant, il s’agit principalement d’une zone agricole avec plusieurs industries qui y sont implantées depuis des années. C’est dans cette petite ville qu’on trouve le port privé “Lafiteau” appartenant à l’homme d’affaires Gilbert Bigio, Les Moulins d’Haïti, la Cimenterie Nationale (CINA) et d’autres centres commerciaux et de santé.

Cet endroit avait tout l’aspect d’une ville tranquille, mais depuis plusieurs semaines, des cadavres déchaussés jonchent le sol, répandant une odeur pestilentielle dans la ville. Plus d’une centaine de personnes ont été décapitées, tuées par balles ou brûlées vives à l’intérieur de leurs maisons. Les images sont apocalyptiques et la terreur s’est installée à la place des entreprises industrielles, ce que les habitants redoutaient. Les gangs courtisaient cette ville depuis des mois, et après plusieurs tentatives, ils sont passés à l’offensive.

La route nationale #1, menant à Source-Matelas avant le massacre du 19 avril 2023

Il est difficile d’entrer dans la ville, car elle est sous le contrôle des chefs des gangs “Cinq secondes” et “Taliban”, deux gangs surarmés très puissants dans le département de l’Ouest. Ils tirent sur tout ce qui bouge. Sur la route principale menant à Source-Matelas, la peur est omniprésente. La ville est déserte et l’odeur de la mort est présente. À quelques mètres des seigneurs de terreur, un char blindé patrouille, mais n’intervient pas. Cela ne rassure personne.

La majorité de la population s’est réfugiée sur une place publique, à 2 km du désarroi. Le désespoir, l’angoisse, la peur… ces sentiments sont visibles sur le visage de chacun. Ils ne savent pas où aller. D’ailleurs, là où ils se trouvent actuellement est également menacé. Les groupes armés veulent étendre leurs tentacules sur toute la commune de Cabaret, témoigne l’un des déplacés. “Nous avons peur !” répond une autre jeune fille.

Il est 18h, un paysan apporte quelques mangues dans une camionnette pour les déplacés. “C’est tout ce que j’ai, je ne peux rien donner de plus. Notre récolte est en train de se gâter. Nous ne pouvons pas les vendre dans la capitale ou dans d’autres villes. Les gangs ont désormais le contrôle de tout”, déclare l’homme d’un air attristé, qui semble être dans la cinquantaine.

Apparemment, oui. Les groupes armés semblent avoir un contrôle total sur Source-Matelas, car toutes les entreprises de la zone ont dû fermer leurs portes. Presque personne n’emprunte le chemin principal menant à Source-Matelas ou dans les environs. C’est exactement ce qu’ils voulaient, contrôler Source-Matelas pour rançonner les entreprises qui se trouvent dans la zone, déclare Marie-Yolène Gilles, directrice de la Fondasyon Je Klere, une organisation des droits de l’homme en Haïti.

Selon la FJKL, il est difficile de donner un bilan définitif tant que les bandits sont encore dans la zone, mais selon un bilan partiel, la Fondasyon rapporte une centaine de morts et de disparus. “La Croix-Rouge haïtienne et la Direction de la Protection Civile sont incapables de prodiguer les premiers soins aux blessés dans la zone”, a-t-elle expliqué.

La brigade des habitants

Pour contrer les actions des bandits, les habitants de Source-Matelas ont formé une brigade antigang. Ils voulaient inaugurer un sous-commissariat à “Gran-Chimen”, une localité de Source-Matelas, afin d’accroître la présence policière dans cette zone. Cependant, avant même cette inauguration, des bandits lourdement armés ont débarqué dans la ville et massacré la population. Au premier jour de cette attaque, une dizaine de personnes avaient déjà été tuées, selon Joseph Jeanson Guillaume, le principal agent exécutif intérimaire de Cabaret.

“Depuis lors, on compte des disparus et des morts tous les jours. Si la police nationale intervenait de manière plus musclée, les pertes en vies humaines seraient moindres. Mais c’est dommage !” déplore M. Guillaume.

Les habitants rassemblaient toutes sortes d’armes pour lutter contre le banditisme dans la zone, telles que des machettes, des couteaux, des armes artisanales et de vieux fusils, entre autres. Mais en face, les bandits possèdent des armes de guerre de gros calibre. Malgré la différence dans la quantité d’armes, la police locale a désarmé les membres de la brigade deux jours avant l’assaut, selon un survivant de ce massacre qui souhaite rester anonyme.

En conséquence, les gangs ont mis Source-Matelas à feu et à sang. Selon la Fondasyon Je Klere, qui a documenté ce massacre, 13 membres d’une même famille (Joachim) ont été assassinés par les gangs. Une autre famille qui fuyait la terreur des gangs à bord d’une petite embarcation a fait naufrage et huit bébés sont morts dans ce petit bateau, a indiqué la FJKL dans son rapport de 23 pages qui relate les différents massacres perpétrés dans le pays ces 21 derniers mois.

Des riverains à Source-Matelas, organisent un mouvement de protestation pour déloger les bandits

Quelques jours après l’assaut des bandits, le 29 avril, la population de Source-Matelas a tenté de reprendre le contrôle avec une opération appelée “BWA KALE”, un slogan en créole difficile à traduire en français, mais qui signifie un mouvement visant à “déloger les bandits”. Cependant, cette initiative a mal tourné et trois personnes sont décédées. Il s’agit de deux présumés bandits et d’un manifestant, selon Louis Baptiste, conseiller de l’administration de la Section communale (CASEC) de la première section Boucassin, commune de Cabaret.

« Je n’en peux plus, je sens que je suis faible… je n’en peux plus »

Trois semaines après ce carnage, un nouveau chef de gang a été installé à Gran Chimen, une localité de Source-Matelas. La police locale brille toujours par son absence. Selon Joseph Jeanson Guillaume, le principal agent exécutif intérimaire de Cabaret, le char blindé patrouille sur la route principale, mais aucune opération n’a été lancée pour reprendre le contrôle de la ville.

Du côté du gouvernement, c’est le silence radio. Aucune déclaration n’a été faite par le Premier ministre ou les ministres de son gouvernement pour condamner cet acte barbare et annoncer de nouvelles mesures visant à rétablir l’ordre. Nous avons tenté en vain de contacter le porte-parole de la police nationale d’Haïti, l’inspecteur Garry Desrosiers, pour savoir quand la PNH reprendra le contrôle de cette ville.

La mairie de la commune de Cabaret, quant à elle, est débordée et ne sait pas à qui demander de l’aide. Joseph Jeanson Guillaume a avoué son impuissance.

 “Je n’en peux plus, je me sens faible de voir tous ces gens fuir leurs maisons et mourir. Ce sont des enfants, des personnes âgées… Je n’en peux plus”, confie M. Guillaume, qui reproche au gouvernement de ne pas venir en aide à ces personnes vulnérables.

Le coordinateur technique de la protection civile, Rivélino Valciné, exprime également la même préoccupation, affirmant ne plus être en mesure de prendre en charge les victimes et les déplacés internes.

“Nous avons déjà accueilli une cinquantaine de personnes à l’école nationale de Cabaret qui ont fui la guerre des gangs lors de la première attaque à Source-Matelas, mais nous ne pouvions pas vraiment leur fournir une véritable assistance. Et maintenant, c’est toute la ville qui fuit, et la protection civile n’a pas les moyens de prendre en charge plus de 300 ménages.”

Des plaies béantes


“Quatre hommes m’ont violée. L’un m’a violée en premier parce qu’ils n’ont pas trouvé ma fille. Ils m’ont prise à sa place. Ils ont pris mon petit frère et lui ont tiré une balle dans le cœur. Ces quatre jeunes garçons m’ont violée devant mes enfants…”

Ces témoignages sont ceux de Jacqueline (nom d’emprunt), une survivante de 38 ans de ce massacre qui s’est réfugiée dans une école publique. Dans cet espace, il y a plus d’une centaine de personnes. La majorité sont des femmes et des enfants. Elles sont plusieurs avoir été victimes de viols collectifs devant leurs enfants. Selon le Réseau National des Droits Humains (RNDDH), un organisme de défense des droits humains, un total de 29 femmes ont été victimes de viols collectifs lors du massacre du 19 avril 2023.

À quelques pas de Jacqueline (nom d’emprunt), six autres femmes discutent entre elles, mais elles ne veulent pas évoquer cette journée d’horreur et d’atrocité. Seule Jana (nom d’emprunt) parlera au nom de ces femmes victimes de crimes sexuels aux mains des bandits.

“Ils ont tué puis brûlé mon mari devant moi, puis ils m’ont violée en présence de mes enfants qui hurlaient. Trois hommes m’ont dit de courir, et j’ai réussi à m’échapper avec les enfants. Le lendemain du drame, j’ai vu que la maison avait été réduite en cendres”, raconte-t-elle, soulignant qu’elle ressent depuis lors une douleur constante dans le bas-ventre.

Selon le RNDDH, le corps des femmes est utilisé en général lors des massacres dans les quartiers comme une arme de guerre par les bandits en Haïti. Marie Rosie Auguste Ducéna, responsable de programme au sein de cette organisation, affirme que le viol collectif sur des femmes et des filles est une pratique courante pour les bandits.

Pour la militante, On ne saura jamais exactement le nombre de personnes tuées, le nombre de femmes violées et le nombre de maisons incendiées, car les bandits font la loi dans cette localité et la police est absente. Ou du moins a peur de pénétrer Source-Matelas, dit-elle d’un ton sarcastique.

Après ce massacre, certaines familles ont fui la commune pour trouver refuge dans le nord du pays. D’autres, qui n’ont nulle part où aller, se sont organisées en se soutenant mutuellement pour entraver les actions des gangs armés. Elles ont formé un mouvement populaire appelé “Bwa Kale” en créole, difficile a traduire en français, mais c’est un mouvement qui consiste à lyncher ou brûler les bandits capturés par la population. Selon des spécialistes, le pays se dirige tout droit vers le pire génocide de toute l’histoire de l’humanité, à moins que des mesures ne soient prises dans les jours à venir. Ils ont également enregistré 13 massacres et attaques armées entre avril 2022 et avril 2023.


Jean Samuel MENTOR

Rédacteur 2e Prix Jeune Journaliste de l’OIF/2021 Journaliste Enquêteur

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