Rêver au milieu du chaos : une adolescente face à la guerre des gangs à Port-au-Prince
Sombré dans un chaos total, Haïti traverse l’une des périodes les plus meurtrières de son histoire. Le pays est sous le contrôle des groupes armés les plus féroces. Dans cette spirale de violence où la vie même est suspendue, nous avons rencontré une jeune adolescente qui vivote tout doucement dans un camp de fortune avec sa mère. À travers ses yeux, nous découvrons le quotidien difficile des Haïtiens et les espoirs fragiles de ceux qui vivent au cœur de ce chaos.
Il est 7 heures du matin. Au Lycée Marie Jeanne, des tirs sporadiques retentissent jusque dans la cour, située à quelques minutes du Palais national. Ici, plusieurs bâches sont installées, et près de 300 familles fuyant la terreur des bandits sont réfugiées dans cette école publique transformée en camp de fortune depuis début mars. C’est sous l’une de ces vieilles tentes que survivent depuis plusieurs mois Ferlanda Alfred, âgée de 17 ans, et sa mère.
C’est leur troisième camp de refuge. À chaque fois que les bandits approchaient, elles ont dû fuir. Elle nous accueille dans un tout petit espace, sans lit, avec seulement leur valise et un tapis sur lequel elles dorment. Tout de suite, la mère nous dit : « C’est ici que nous dormons, nous n’avons pas honte… c’est notre situation depuis des mois ».
Dans cette école, certains sont entassés dans des salles de classe et d’autres sous des tentes. Ferlanda, cheveux noirs, d’un trait fin avec le regard perdu à l’horizon, n’y croit pas qu’elle se retrouve dans cette situation. Quelques mois avant cela, en juillet 2023, Ferlanda menait une vie tranquille avec sa famille à Carrefour-Feuilles, un quartier qui se trouve dans la 2e circonscription de la capitale. C’était l’une des rares zones qui n’étaient pas encore sous le contrôle des caïds de Port-au-Prince.
« À Carrefour-Feuilles, j’étais avec ma famille, des amis. J’étais dans mon quartier, là où j’ai grandi. Maintenant, je suis malheureuse… vous pouvez le voir aussi et ce ne sera jamais comme avant », raconte la jeune fille d’un ton calme. Depuis, elle passe de campement en campement, cherchant un refuge où sa vie ne serait pas réellement menacée. Mais le problème, c’est que les gangs contrôlent
près de 80 % des territoires de Port-au-Prince.
C’est en août 2023 que les bandits ont attaqué le quartier de Ferlanda : plus de 30 morts, des dizaines de blessés et des centaines de maisons brûlées. Près de dix mille habitants ont fui la zone, selon un premier bilan communiqué par les autorités au lendemain de cette attaque. De justesse, la jeune fille a pu se sauver des griffes de ces seigneurs de terreur : « Au moment des premiers tirs, on a voulu s’échapper tout de suite, mais ils étaient déjà là. Ils ont mis la zone à feu et à sang. Je me suis cachée sous le lit pendant plusieurs heures. Je les ai entendus entrer chez mon voisin. Ils ont fait quoi ? Ils l’ont tué… ils ont tué Monsieur Marc et incendié la maison. Je ne sais pas s’il y avait d’autres personnes avec mon voisin, ce qui est sûr c’est que Monsieur Marc est mort dans sa maison. »
À 17 ans, Ferlanda fait preuve d’une résilience et d’un courage remarquables. Elle n’hésite pas à évoquer les horreurs qu’elle a vécues. Cependant, lorsqu’elle parle de son école, les larmes commencent à couler. Elle les essuie rapidement. “Je pleure… pas parce que je suis dans cette situation, mais parce que je ne vois aucune issue possible,” confie Ferlanda, en posant sa tête sur l’épaule de sa mère, qui la réconforte.
Elle qui rêve de devenir infirmière voit ce rêve s’éloigner de jour en jour. Ça fait près d’un an qu’elle n’a pas été à l’école en raison de la situation sécuritaire du pays. Comme Ferlanda, environ 200 000 enfants sont privés de leur droit à l’éducation en Haïti. Selon le Fonds des Nations Unies pour l’enfance, fin janvier de cette année, 900 écoles au total avaient temporairement fermé leurs portes dans tout les départements du pays. Une situation qui ne s’est guère améliorée, car début mars Port-au-Prince s’est plongé un peu plus dans le chaos. Les bandits ont forcé Dr. Ariel Henry, le Premier ministre par intérim, à démissionner, alors qu’il était en voyage diplomatique au Kenya.
Survivre… tout le reste vient après
Dans les camps de fortune à Port-au-Prince, la priorité absolue des réfugiés est simple : survivre. Chaque jour est une lutte pour rester en vie au milieu de la violence et de la peur. Pour Ferlanda et sa mère, comme pour tant d’autres, la survie prime sur tout le reste. Les rêves, les aspirations et même les besoins de base comme l’éducation et les soins de santé passent au second plan face à l’urgence de vivre un jour de plus. L’eau potable est de plus en plus rare, le plat chaud que distribue une ONG est largement insuffisant, et les conditions sanitaires sont déplorables.
Malgré cela, les occupants du Lycée Marie Jeanne tentent de maintenir un semblant de normalité. Les enfants jouent parmi les tentes, essayant de retrouver un peu d’insouciance malgré la tragédie qui les entoure. Par-dessus tout, pour Ferlanda, pas question d’abandonner son rêve. Consciente de sa situation, elle le chérit dans sa tête. “Je veux aider les gens, moi”, dit-elle avec détermination. “Je veux m’occuper des gens qui souffrent. Je ne sais pas comment ça va arriver, mais c’est ce que je veux faire”, ajoute-t-elle, avec un brin de sourire d’espoir. Mais chaque jour qui passe sans école et en habitant dans ce camp rend ce rêve plus lointain.
Ce matin-là, le plat chaud n’est pas encore arrivé. Il n’y a pas d’autre choix que d’aller quémander aux passants au bord de la route pour avoir quelques sous pour se nourrir durant la journée. Sa mère a le cœur déchiré de voir sa fille dans une telle position. Elle qui voulait tracer un très bel chemin pour sa fille et qu’elle ait tout ce qu’elle désire. L’autre réalité triste dans les camps de fortune, ce sont les cas de viols. Dans ces périodes difficiles, des jeunes femmes ou adolescentes subissent des viols dans les camps. Le responsable de l’espace rassure que ces actions n’ont jamais eu lieu depuis l’arrivée des réfugiés. Selon Simon Mathurin, un système de surveillance a été mis sur pied pour contrôler les allers et retours dans l’espace. Une brigade a été mise sur pied, composée d’anciens agents de sécurité et policiers. “On a des policiers et agents de sécurité parmi nous pour contrôler la sécurité du camp. Ces agents ont aussi perdu leurs maisons ou des membres de leur famille. Ils n’ont nulle part où aller, eux aussi se réfugient ici”, explique M. Mathurin.
Malgré cela, la mère de Ferlanda fait attention à sa fille pour qu’elle ne soit pas doublement victime. Elle la surveille constamment. “J’avais l’habitude d’entendre dans les nouvelles que, quand les bandits attaquent, ils tuent et violent… alors non, si on avait vécu cela, je serais morte debout.”
Sous la coupe des gangs
Plongé dans le chaos total, le pays ne finit pas de compter ses morts. Selon l’ONU, 1554 personnes ont été tuées au cours des trois premiers mois de l’année 2024. Des massacres et attaques armées sont perpétrés à répétition. Sur les réseaux sociaux et dans les émissions de radio de libre tribune, les gens appellent au secours, sans succès. Les deux principales coalitions de gangs rivaux s’affrontent presque chaque jour pour contrôler plus de territoire à Port-au-Prince. L’assassinat du président Jovenel Moïse, le 7 juillet 2021, dans sa résidence par un commando armé, a créé un vide institutionnel. Le pays s’est retrouvé sans président, sans parlement et sans juge à la cour suprême, car leur mandat était arrivé à terme. C’est depuis lors que les gangs sont devenus hors de contrôle. Ils s’affrontent pour contrôler plus de quartiers et ciblent la police nationale qui tente de les limiter.
Selon la Fondation Je Klere, une organisation des droits humains, entre juillet 2021 et avril 2023, 84 policiers ont été tués par balles et plus de 13 massacres et attaques armées ont eu lieu. De jour en jour, les bandits ont pris beaucoup plus de contrôle, tuent, kidnappent et violent, jusqu’à ce qu’ils décident de faire front commun autour d’une seule coalition appelée “Vivre ensemble”. “Ils ont arrêté de s’affronter entre eux, mais s’unissent pour semer plus de terreur dans le pays, c’est ce qu’on craignait”, confie la directrice de la Fondation. Dans la nuit du 2 au 3 mars dernier, ces bandes criminelles ont pris d’assaut les deux plus grandes prisons du pays, celle de Croix-des-Bouquets et le pénitencier national de Port-au Prince. Des milliers de détenus se sont évadés. Selon la directrice exécutive de la Fondation Je Klere, près de 4 000 personnes étaient incarcérées dans le pénitencier national. Et après l’évasion, il n’y avait que 99 détenus. “Ceux qui sont restés ont fait le choix de rester parce qu’ils étaient inquiets pour leur vie”, précise Mme Marie-Yolène Gilles. Puissants et surarmés, ces gangs défient la police nationale, attaquent des commissariats et sous-commissariats. Ils instaurent leurs propres lois, mettent des péages sur les routes nationales et contrôlent les plus grands ports maritimes de la capitale. “Il est clair maintenant qu’on peut dire que le pays est tombé sous les griffes de ces truands, ils nous étranglent”, regrette Marie-Yolène Gilles.
Un impact psychologique considérable
Pour comprendre les effets psychologiques de cette situation sur les jeunes, nous avons joint par téléphone le Dr. Stéphanie Mornay, psychologue clinicienne spécialisée dans le traumatisme chez les enfants et les adolescents. Elle explique que « vivre dans un environnement où la violence est omniprésente peut entraîner des troubles de stress post-traumatique, de l’anxiété et des difficultés de concentration. » Les jeunes exposés quotidiennement à de tels niveaux de violence peuvent également présenter des symptômes de dépression, une perte de l’espoir en l’avenir ou un manque de confiance en soi.
Le Dr. Mornay précise que l’impact de la violence va bien au-delà des symptômes immédiats : « Le cerveau des adolescents est encore en développement, et être constamment en état d’alerte modifie la manière dont ils perçoivent et réagissent à leur environnement. Cette hypervigilance peut perturber leur capacité à se concentrer, à apprendre et à nouer des relations sociales saines. » Ces effets peuvent avoir des conséquences durables sur leur développement cognitif et émotionnel, confie la spécialiste.
Malgré ces défis, la psychologue souligne l’incroyable résilience dont font preuve de nombreux jeunes haïtiens dans ces situations extrêmes : « Les adolescents qui vivent de telles situations développent souvent des mécanismes de survie, comme la dissociation émotionnelle, où ils se détachent de leurs sentiments pour faire face à la réalité brutale. D’autres peuvent se montrer extrêmement déterminés à protéger leurs proches, ce qui renforce leur sens des responsabilités et leur maturité. »
Auparavant, plusieurs initiatives locales tentaient de répondre à ces besoins. Les programmes de soutien psychologique, souvent dirigés par des ONG et des associations communautaires, offraient des espaces sûrs où les jeunes pouvaient exprimer leurs sentiments et recevoir un accompagnement à long terme. Mais depuis plusieurs années, ces types de soutien ont diminué drastiquement, soit par manque de financement des groupes communautaires, soit en raison du difficile accès aux sites par les ONG.
Pour Dr. Stéphanie Mornay, il est possible de construire un avenir meilleur pour ces jeunes.
« La résilience de ces jeunes est une ressource précieuse.» a-t-elle déclaré.
On se résigne
Approchant midi, la chaleur commence à se faire sentir et rester sous les tentes devient insupportable. L’ONG locale n’a pas délivré ce jour-là le plat chaud tant attendu par ces personnes vulnérables. Une femme sort sous sa tente avec son bébé dans ses bras, le secoue doucement pour qu’il dorme et se plaint : “Vous avez de la chaleur et vous êtes affamé, c’est ce qu’on appelle l’enfer sur terre.”
Très peu de gens dans ce camp ont de quoi manger correctement. Ferlanda, quant à elle, n’a pas trouvé grande chose en quémandant devant la barrière du camp. “Il y avait trop de monde”, dit-elle. Un proche lui promet un transfert d’argent par téléphone, elle attend. Mais ce n’est pas rassurant. “Quand on est dans cette situation, on ne peut rien faire d’autre que de se résigner”, déclare Ferlanda qui se penche pour aider sa mère à finir quelques lessives dans une cuvette.
Se résigner. Voilà le verbe qu’ils conjuguent tous. Ils se résignent à la misère.
De toutes les manières, on n’a pas d’autre choix, face à la puissance de feu des
bandits, ajoute la jeune adolescente. Pour certains d’entre eux, il n’y a plus d’espoir ; pour d’autres, ils espèrent s’échapper, aller loin de ce pays qui a tué des rêves et mangé des vies depuis des années.
Djenyka Piverger
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