L’immense bidonville de la reconstruction coûtera « des centaines de millions »
Trois ans après son lancement en grande pompe par le président René Préval, accompagné de l’acteur Sean Penn et d’autres dignitaires haïtiens et étrangers, le campement « modèle », érigé pour les victimes du séisme haïtien de 2010, a concouru à donner naissance à ce qui pourrait devenir le bidonville le plus vaste et le plus cher du pays.
Les autorités affirment à Ayiti Kale Je (AKJ) que le nouveau bidonville, aussi appelé « Canaan », « Jérusalem » et « ONA-Ville » et qui s’étend sur 11 kilomètres carrés (2718 acres), reste et demeure. Les contribuables et les donateurs étrangers dépenseront probablement « plusieurs centaines de millions » pour urbaniser la région, et jusqu’à 64 millions $US de plus pour dédommager les propriétaires qui menacent de poursuivre le gouvernement et les agences humanitaires.
Trois ans après le lancement de ce campement, appelé Corail-Cesselesse, en souvenir des plantations de canne et de sisal qu’il abritait autrefois, à environ 18 km au nord-est de la capitale, le paysage contraste fortement avec le camp bien ordonné qui a été visité par les dignitaires. Entouré des dizaines de milliers de masures et de nouvelles maisons des « squatters », il fait honte des intervenants locaux et étrangers.
Avant le séisme, cette terre aride et rocailleuse, qui s’étend des abords de Port-au-Prince jusqu’à Cabaret, était en grande partie déserte. La plus grande part appartient à la firme haïtienne NABATEC S.A. qui, depuis 1999, y développait une zone économique intégrée (ZEI) appelée « Habitat Haïti 2020 ». Elle allait abriter des parcs industriels, des maisons unifamiliales et à logements multiples pour divers budgets, des écoles, des espaces verts et un centre commercial. Une compagnie coréenne et un organisme humanitaire américain y avaient déjà acheté des lots, et NABATEC était en discussion avec plusieurs firmes étrangères.
Selon Gérald Émile « Aby » Brun, architecte, président de NABATEC et vice-président du concepteur et constructeur TECINA S.A., « C’était un projet de 2 milliards $US réparti sur 15 ans, que tous avaient déjà approuvé, notamment le gouvernement haïtien et la Banque Mondiale ». Une étude de la Banque Mondiale menée en 2011 sur les sites potentiels de ZEI, le classait au premier rang des 21 sites évalués au pays : un site potentiel à « haute performance » et « la meilleure application du concept ZEI parmi tous les projets proposés en Haïti ».[Voir le plan à gauche.]
Or, aujourd’hui ce terrain trois fois grand comme le Central Park abrite entre 65 000 et 100 000 habitants, soit 10 000 dans les camps planifiés et les autres dans des baraques. Et ils ne s’en vont nulle part.
« On ne peut pas les déloger », explique Odnell David, un fonctionnaire haïtien, dans une entrevue exclusive avec AKJ. « L’idée est de réorganiser l’espace pour permettre aux gens d’y vivre. »
L’urbanisation d’environ la moitié des terres en friche coûtera aux contribuables haïtiens et étrangers « plusieurs centaines de millions de dollars, affirme M. David, un architecte à la tête de la section Logements de l’Unité de Construction de Logements et de Bâtiments Publics (UCLBP).
Le cout de l’infrastructure initiale s’élève déjà à 50 millions $US.
Le camp modèle, un désastre né du désastre
Ouverts en avril 2010, les camps des secteurs 3 et 4 de Corail constituaient le modèle pour relocaliser les déplacés. Ils s’étendent sur deux lots dénivelés des 5000 hectares de propriété privée déclarés « d’utilité publique » par le gouvernement central en mars 2010. Dès le départ, le choix d’installer les gens dans ces plaines désertiques a semé la controverse, pour deux raisons. Premièrement, certains critiques ont accusé M. Brun et NABATEC de chercher à tirer profit de la catastrophe. De plus, plusieurs sont d’avis que cet espace, comme la plupart de la région, n’est pas propice à l’habitation, temporaire ou permanente, pour des raisons environnementales et économiques. [Voir Tirer profit de la catastrophe? et Controverse autour du camp Corail]
Malgré ces controverses, des agences humanitaires, comme l’Organisation Internationale pour les migrations (OIM), World Vision et l’American Refugee Committee (ARC), ont dépensé plus de 10 millions $US pour construire les deux « secteurs », pourvus d’écoles, de terrains de jeux, de latrines et d’électricité, mais qui manquent toujours d’eau. Ils ont planifié de construire plusieurs autres camps, notamment les secteurs 1 et 2, à proximité. Or, dès que les premiers bulldozeurs de l’armée américaine se sont mis à niveler le terrain, les gens, qui n’étaient pas tous victimes du séisme, se sont mis à affluer par dizaines de milliers, envahissant la région et les terres avoisinantes pour « acheter » de divers escrocs des parcelles qu’ils marquaient avant d’y monter leurs tentes improvisées.
Au gouvernement central, personne n’a réagi pour prévenir l’invasion, qui se poursuit toujours aujourd’hui. Selon plusieurs, la terre a été offerte aux partisans du parti politique « INITE », de M. Préval, à raison de 10 $US le mètre carré. Selon M. Brun et d’autres sources qui demandent à garder l’anonymat, les nouveaux « propriétaires » ont obtenu de faux « titres » contre de l’argent et des votes aux présidentielles suivantes.
« C’était une affaire d’élections » affirme M. Brun.
Planifiées ou non, stratagème politique ou non, ces tentes sont aujourd’hui des maisons et maisonettes en béton, construites n’importe comment, selon ce que M. David qualifie d’« urbanisation sauvage… sans infrastructures ni eau ni électricité ni installations sanitaires : les gens se sont simplement approprié la terre et tentent de réaliser leur rêve en devenant propriétaires. »
« L’État a l’obligation morale d’intervenir », poursuit-il. « On ne peut les laisser ainsi… ces gens vivent dans des conditions difficiles. »
La police et les autorités locales ont déjà installé leurs bureaux dans des conteneurs.
La vie dans les camps
Malgré le soleil accablant et la chaleur suffocante, Joel Monfiston travaille. Il cloue un morceau de contreplaqué usé à un vieux deux-par-quatre, arrose les fleurs et arrache les mauvaises herbes parmi les cailloux et les galets.
Père de trois enfants à 34 ans, M. Monfiston s’accroupit devant sa maison d’une unique pièce dans le Secteur 3. Au début, il vivait avec sa famille dans une tente. Ils ont maintenant un « abri provisoire » de 24 mètres carrés, construit principalement de contreplaqué et de tôle, par World Vision pour 4500 $US, selon l’agence. Comme la plupart des Haïtiens, il survit comme journalier et avec l’aide de ses proches. Et il s’aventure dans le commerce.
« Ça n’est pas facile. Imaginez, on vous installe ici mais il n’y a pas de travail », déplore-t-il.
M. Monfiston caresse quelques rêves. Il espère ouvrir une boutique dans la petite remise qu’il construit. Il voudrait produire davantage dans son jardin. Mais ce ne sont que des rêves. Pour l’instant, tout ce qu’il possède c’est quelques fleurs et quelques murs pour sa « boutique »… pas de tablette, pas de porte, pas de réfrigérateur, pas de produits.
Et, à l’instar des autres résidants de Corail, il a accès à des latrines, à l’électricité (lampadaires à l’énergie solaire), à des terrains de jeux, à une clinique et à des écoles, mais l’eau est difficile à trouver.
En 2011, l’ONU et Oxfam avaient promis que, grâce à un nouveau système de citernes et de distribution, les résidants allaient bientôt avoir accès à l’eau. Deux ans plus tard, les robinets sont toujours à sec. Les résidants achètent l’eau à 5 gourdes (environ 12 cents US) le seau, des vendeurs privés ou des comités qui gèrent les quelques vannes d’eau fonctionnant encore depuis les débuts du camp, à une époque où l’eau et la nourriture étaient gratuites et où les agences leur fournissaient « travail contre nourriture » et des fonds de démarrage d’entreprise.
Aujourd’hui, toutes les grandes agences ont abandonné le camp Corail et ses 10 000 résidants. L’OIM, l’ARC et World Vision (qui soutient toujours l’école de Corail) sont toutes parties en clamant leur succès haut et fort et en prétendant avoir assuré le « transfert » aux autorités locales.
Un article optimiste, publié le 27 mai 2011 dans le bulletin de la mission de l’ONU, annonçait que le Maire de Croix-des-Bouquets était le nouvel administrateur du camp. Or, dans deux visites distinctes, AKJ n’a pas trouvé la moindre trace d’autorité ou d’assistance locales. L’« Annexe de l’hôtel de ville » du camp Corail a été fermée. Les résidants ont dit aux journalistes ne pas se souvenir de la dernière fois qu’ils ont vu un fonctionnaire. [Voir Controverse autour du camp Corail pour la photo]
« Personne du bureau du maire n’a mis les pieds ici depuis plusieurs mois », ajoute Racide d’Or, membre du comité des résidants de Corail.
« On les voyait par ici seulement quand ils savaient qu’ils pouvaient ‘vendre’ des lots, poursuit cette mère de deux enfants qui a perdu sa maison de Delmas lors du séisme. Pour nous qui vivons ici, il n’y a ni ‘gouvernement’ ni ‘État’. Il faut tout faire soi-même. »
À une autre annexe de l’hôtel de ville de Croix-des-Bouquets, dans un des quartiers de Canaan, deux hommes sont dans un bureau suffocant, constitué d’un conteneur vide annexé à une « salle de conférence » : en contreplaqué coiffée d’une bâche de plastique bleu. C’est midi. Les hommes affirment travailler pour l’hôtel de ville mais refusent de donner leur nom ou de se faire enregistrer.
« Ils nous ont simplement laissés ici, confie celui de 30 ans. On n’a aucun moyen de travailler. Notre superviseur ne vient jamais voir comment ça va, » dit l’un d’entre eux.
« J’aimerais bien savoir ce qu’ils pensaient en installant ce bureau ici », ajoute l’autre, plus âgé et affalé dans une chaise de plastique. « On ne fait rien. »
L’absence d’agences humanitaires présente un avantage. Quand les agences donnaient de la nourriture, des emplois et de l’argent, les gangs et les « mafias » contrôlaient diverses parties des camps. Un programme d’Oxfam qui offrait jusqu’à 1000 $US, à certains petits entrepreneurs seulement, a suscité des querelles, des rumeurs, puis des arrestations.
« Les ONG nous ont divisés. Les gens se querellaient entre eux », affirme Auguste Gregory à AKJ, assis avec ses amis devant son commerce de recharge de téléphones : une table couverte de prises électriques et de chargeurs.
« Certains sont allés en prison. D’autres se sont cachés. On était tous ici pour la même raison, mais ils nous ont divisés », se souvient-il.
Pendant presque toute l’année 2010, un gang qui s’appelait « Le Comité des Neuf » menaçait les résidants comme les agences d’aide, à tel point que Richard Poole, l’administrateur du camp de l’ARC, a démissionné et quitté le pays.
« Mes trois mois à Corail furent parmi les plus difficiles en 30 années de carrière humanitaire », reconnaitra plus tard M. Poole dans une entrevue accordée par courriel à AKJ. L’ARC a reçu environ 400 000 $US pour administrer le camp pendant huit mois en 2010.
Or, selon certaines instances humanitaires, le camp de Corail n’est pas un échec total.
« Il est important de comparer où les familles en étaient au début du séisme et où elles en sont aujourd’hui », écrivait World Vision dans un courriel à AKJ. L’agence affirme avoir dépensé environ 7 millions $US en abris, en école, en terrains de jeux et en divers programmes.
Les gens « venaient de régions sujettes aux crues soudaines, aux glissements de terrain et à l’éclosion de maladies, mais aujourd’hui ils vivent dans une communauté plus saine et sécuritaire », fait-elle remarquer. « Les familles ont un toit et sont protégées… Nous sommes satisfaits de ce résultat. » [Voir Controverse autour du camp Corail aussi]
Tous ne sont pas satisfaits
« Aby » Brun, le président de NABATEC, n’est pas satisfait.
Au début, M. Brun a affirmé que lui et NABATEC espérait que le gouvernement et les principales instances de reconstruction interviennent pour évincer les squatters et les résidants du camp, ou au moins qu’ils rendent permanents les abris temporaires afin qu’Habitat Haïti 2020 puisse voir le jour [voir Tirer profit de la catastrophe?]
Pendant ce temps toutefois, M. Brun déplore le fait que le gouvernement Martelly ait décidé de suivre la même logique abusive et de saisir deux autres lots des terrains de NABATEC pour construire, à la jonction des autoroutes 9 et 1, une usine de traitement de déchets sur ce qui devait être un parc industriel, puis en face, construire les bureaux du Comité olympique haïtien. Selon M. Brun, ces deux lots sont évalués par la Direction Générale des Impôts (DGI) à 10 millions $US.
Au fil des mois, les partenaires de NABATEC, dont certains font partie des familles haïtiennes les plus riches, ont compris que leur projet ne serait plus réalisable.
« Le pays a perdu une grande occasion, affirme M. Brun. J’ai passé 16 ans à travailler à ce projet. »
Aujourd’hui, NABATEC veut être indemnisée, en vertu du droit et de la Constitution. La compagnie a soumis ses dossiers à la DGI et aux trois ministres des Finances qui ont été en poste depuis que les terres ont été déclarées « utilité publique ».
« La dernière rencontre de ‘rappel’ s’est déroulée sous Marie-Carmelle Jean-Marie, il y a environ trois mois », poursuit-il.
Mme. Jean-Marie a démissionné en avril, apparemment pour des divergences d’opinion à propos d’une série de contrats sans appel d’offres et d’autres dépenses.
Au total, si le gouvernement remboursait NABATEC pour ces terres et celles présentement occupées par les camps et les squatters, NABATEC obtiendrait 64 millions $US.
« Nous avons soumis tous les documents et les titres, expliquait M. Brun en mai. Dans les conversations, ils ont dit ‘Oui, nous reconnaissons que ce sont vos terres’ et ils ont dit qu’ils allaient nous payer, mais… il n’y a rien d’écrit.”
Pour pouvoir confirmer ce qu’affirme M. Brun, AKJ a transmis une douzaine de demandes d’entrevue aux dirigeants de la DGI, par écrit et en personne, sur une période de trois mois. Finalement, en février 2013, Raymond Michel, qui dirige le bureau du domaine de la DGI, a promis à AKJ une entrevue, en faisant remarquer : « Ce dossier est de nature très, très délicate. » Il a fait faux bonds.
Entretemps, M. Brun s’impatiente. NABATEC est ouverte à l’idée de négocier, mais la compagnie pense également poursuivre, pour « atteinte au droit de propriété », le gouvernement et les agences humanitaires qui continuent de lancer des projets à Corail ou qui aident les squatters dans les régions autour des camps.
« Ça fait déjà trois ans, fait-il observer. Je comprends les difficultés que traversent ces gens sans maison ni travail ni écoles… mais ça ne donne pas à la mafia ni aux escrocs le droit de profiter de leur détresse pour s’enrichir, pendant qu’on n’a rien. »
A la recherche de l’argent de, et pour, la terre promise
Tandis que NABATEC plaide auprès du ministère des Finances et de la DGI pour obtenir compensation, une autre aile du gouvernement haïtien est à la recherche de fonds, mais non pour dédommager les propriétaires.
L’UCLBP espère plutôt prendre la place de NABATEC et bâtir son propre projet : l’urbanisation d’environ 500 hectares pour loger une population de 100 000 âmes.
Selon M. David, l’avant-projet est déjà prêt, grâce à la firme canadienne IBI/DAA et à l’haïtienne SODADE. Quand on lui demande le prix du projet, l’architecte refuse de donner un prix et ajoute qu’il n’a pas été soumis à un appel d’offres. Il a plutôt été annexé à un autre projet déjà en cours chez IBI/DAA, qui bénéficie souvent des contrats gouvernementaux.
« C’est un projet parfait. Il comprend des routes, un système de distribution d’eau et des installations sanitaires », admet-il, en ajoutant qu’AKJ ne peut le voir parce qu’il n’a pas encore été approuvé.
Le travail pour les infrastructures préliminaires du site coûtera « environ 50 millions $US ».
Mais ce proto-bidonville n’est pas près de devenir un quartier organisé. Entre autres défis, il faudra convaincre les résidants qui ont marqué « leur » lot de céder la place aux infrastructures.
« C’est un projet à très long terme », admet M. David.
Et les fonds ne seront pas faciles à trouver.
« Il nous faudra beaucoup de ressources, et l’État ne dispose pas de tout le financement nécessaire… Nous cherchons des fonds pour au moins pouvoir commencer, ajoute-t-il. Et ça n’est pas pour demain. »
Pendant ce temps, les nouveaux « squatters » continuent d’affluer dans ce « no man’s land » avec leur baluchon, leurs piquets de tente et quelques blocs de ciment.
Ayiti Kale Je est un partenariat établi entre AlterPresse, la Société pour l’Animation de la Communication Sociale (SAKS), le Réseau des Femmes Animatrices des Radios Communautaires Haïtiennes (REFRAKA), les radios communautaires et des étudiants de la Faculté des Sciences Humaines/Université d’Etat d’Haïti.
La Rédaction
Contact : actualites@haitinews2000.com
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