Haïti : Voici pourquoi les prisonniers meurent de faim dans les centres carcéraux

Haïti : Voici pourquoi les prisonniers meurent de faim dans les centres carcéraux
CREDIT PHOTO : DIEUNALIO CHERY (AP)

En Haïti, la survie et le confort des prisonniers sont de plus en plus menacés. L’insécurité qui ronge depuis des années ce pays pauvre et la corruption fragilisent davantage la vie quotidienne de ses détenus. Pas d’eau, d’électricité, de soins médicaux et de nourriture, les détenus sont aussi privés de visites familiales. Face à cette situation, plusieurs prisonniers se sont dirigés vers notre rédaction et se sont confiés.

C’est un dossier signé Jean Samuel MENTOR et Rose Marie Mathe JEANNIS.

HAITI PORT-AU-PRINCE-. Il est environ 17h quand on reçoit, à la rédaction, cet appel venant directement du pénitencier national. C’est un détenu prénommé Pouchon. Quoiqu’il soit interdit d’appeler depuis la prison, Pouchon a quand même pris le risque et ne souhaite pas que son nom complet soit cité.

Pouchon a été arrêté en avril 2018, pour un simple malentendu avec un policier lors d’une ambiance festive, selon ses dires. Depuis, il est passé devant deux juges. Mais son sort n’est pas encore scellé. Il est dans la longue liste des détenus qui sont en détention préventive prolongée.

Le cas de Pouchon est plutôt similaire à celui de Jimmy Jean-Baptiste. Emprisonné depuis 2019 à la prison civile de Croix-des-Bouquets, Jimmy devait quitter la prison en mai 2022. Il a été condamné à trois ans de prison ferme et a purgé sa peine. Mais n’empêche qu’il est encore derrière les barreaux.

En Haïti, c’est un phénomène courant et ça devient presque la norme. Des prisonniers qui ne sont jamais jugés ou encore d’autres qui restent en prison malgré qu’ils aient déjà purgé leur peine. Selon les chiffres avancés par le Bureau Intégré des Nations Unies en Haïti, en août 2022, plus de 83% des prisonniers ne sont pas encore jugés et sont détenus de manière prolongée et illégale.

La surpopulation carcérale résulte du dysfonctionnement des tribunaux et la violence des gangs. Une situation qui met la justice à l’arrêt. Comme conséquence directe, les 11 500 détenus de tous les centres carcéraux du pays sont très mal lotis. Ce qui est contraire a la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Dans l’enfer sur terre

Le pénitencier national a été construit pour 800 détenus, mais on y compte pour l’heure plus de 4 000. Dans le plus grand centre carcéral du pays, Pouchon partage sa cellule avec 30 autres détenus, une minuscule chambre de 0.52 m². Jimmy, lui, partage sa cellule avec 13 autres.

Le constat n’est pas différent pour la prison civile des Cayes. Avec une capacité d’accueil de 70 personnes, elle loge à présent 830 prisonniers, selon les chiffres communiqués par l’actuel responsable de la prison, l’inspecteur Michel Azor.  En raison du nombre important de détenus par cellule et du manque d’hygiène, les cellules dégagent parfois des odeurs nauséabondes, fait savoir Nickson Métellus, prisonnier politique, écroué au pénitencier national en mars 2021, en marge d’une manifestation. 

CREDIT PHOTO : CHANDAN KHANA (AFP)

La nourriture reste le plus grand défi dans les prisons en Haïti. Les repas sont inadaptés et irréguliers, se plaignent les prisonniers et l’accès à l’eau potable est inexistant. Les prisonniers vivent aussi sans électricité.

« On nous donne à manger une fois par jour, mais cette nourriture même des chiens refuseraient de la manger. L’eau que l’on utilise pour se baigner est la même qu’on boit, cette même eau que l’on ne devrait même pas s’en servir pour notre peau », affirme Pouchon.  

« On essaie de rester en vie. Vous ne mangez pas, ne buvez pas d’eau et ne baignez pas. C’est inhumain ! », se désole Nickson Métellus qui partage, lui, sa cellule avec 57 autres détenus.

Un gallon d’eau potable se vend à 375 gourdes, soit 2,79€ au sein de la prison. Un commerce qui se fait entre prisonniers, et parfois entre gardiens et prisonniers. Le paiement se fait, quant à lui, grâce à un portefeuille mobile appelé Moncash qui facilite les transactions financières. Mais tous les détenus ne sont pas en mesure de s’offrir cette eau chère. C’est le cas de Jimmy qui peut passer jusqu’à 17 jours sans eau potable en raison du prix fort.

Le repas phare de la prison civile des Croix-des-Bouquets est une bouillie de farine ou de riz et quelques haricots par jour, à en croire Jimmy Jean-Baptiste qui a souvent des pensées suicidaires.

Pour voler au secours des détenus, des organisations font des collectes de fonds et distribuent des plats chauds et des kits sanitaires dans les différentes prisons. Le Collectif des Avocats pour la Défense des Droits de l’Homme (CADDHO), une structure qui milite contre la détention préventive prolongée, s’engage aussi dans ce combat.

Selon le responsable du CADDHO, Me. Arnel Rémy, cela est largement insuffisant, car le pénitencier national de Port-au-Prince, à lui seul, nécessiterait 50 à 100 sacs de riz par jour.

Les témoignages de ces détenus ne sont pas inédits, puisque plusieurs rapports des organisations des droits humains ont détaillé la situation délétère, effrayant les cas de détention dans le pays. Selon Marie Rosy Auguste DUCENA, responsable programme du réseau national des droits humains (RNDDH), les autorités haïtiennes réduisent radicalement la quantité de nourriture que doivent recevoir les détenus par jour depuis près de cinq ans. Cette action, selon la militante, va à l’encontre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Dans les villes de province, la situation est beaucoup plus alarmante. Une organisation de droits humains dans la péninsule sud du pays, UFADESH, a dénombré entre juillet 2022 et février 2023, 34 cas de décès dans la prison civile des Cayes et de Jacmel dû à une anémie sévère. Pour le coordonnateur de cette structure, Belas Jean BENISEL, de telles conditions de détention sont inacceptables et révoltantes.

En juillet 2022, le conseil de sécurité des Nations Unies a encore tiré la sonnette d’alarme sur les cas de malnutrition dans les centres carcéraux. Selon le conseil, 54 décès liés à la malnutrition ont été signalés rien qu’entre janvier et avril 2022.

Le Bureau Intégré des Nations Unies en Haïti a, lui aussi, dénombré à la prison de Cap Haïtien, 84 détenus en état de malnutrition avancé et 5 sont morts pour la même cause.  Une vidéo a été publiée sur les réseaux, en juillet 2022, montrant la situation de ces détenus. Cette vidéo a choqué beaucoup de monde, mais la situation reste inchangée dans cette prison.

L’organisation non gouvernementale, Health through the walls, (santé au-delà des murs), est établie presque dans toutes les prisons du pays.  Dans son rapport annuel publié en 2021, elle indique que les prisons en Haïti ont connu une augmentation des cas de malnutrition, exacerbant l’impact de maladies chroniques et infectieuses entraînant une augmentation de décès.

La promiscuité couplée par l’absence de nourriture, d’eau et de soins de santé, les prisons en Haïti sont une bombe à retardement. Le risque de mutinerie est très élevé, selon le constat des organisations des droits humains.

CREDIT PHOTO : DIEUNALIO CHERY (AP)

Bien que les règlements internes des établissements pénitentiaires (RIEP) se portent garant au maintien des liens familiaux, mais depuis environ quatre ans les visites familiales sont interdites et les journées récréatives sont sur mesure dans différentes prisons du pays.

À la prison civile de Croix-des-Bouquets, les récréations ne sont plus autorisées depuis le 31 décembre 2021, quelques mois après une évasion. Les prisonniers n’ont pas accès à la cour de la prison et restent cloîtrés dans leur cellule depuis ce jour-là, nous fait remarquer Jimmy. 

Problèmes administratifs

Il revient à la Direction de l’Administration Pénitentiaire (DAP) d’approvisionner les centres carcéraux en nourriture, médicaments et matériels hygiéniques. Chaque mois, une quantité d’aliments et un chèque pour les condiments doivent acheminer aux responsables des prisons pour nourrir les détenus. Il arrive que les responsables des centres reçoivent certains aliments (riz, haricots…) et non le chèque pour les condiments.

L’inspecteur Ismaille Taillefer, lui, qui a dirigé la prison civile de Cabaret, de l’Arcahaie et de Croix-des-Bouquets dans le département l’ouest d’Haïti, a passé plusieurs mois sans recevoir ces chèques et était obligé de nourrir les prisonniers avec ses propres fonds, entre juillet 2021 et mars 2022. Jusqu’à ce jour, il exige de la Direction de l’Administration Pénitentiaire, le remboursement de ces dépenses, chiffrées à 899 629 gourdes soit 5271.19€.

« Le directeur de la DAP a promis de me rembourser, il suffisait que je lui apportais tous les reçus des achats et un rapport détaillé pendant la période des dépenses », a-t-il expliqué.

Dans une correspondance adressée au parquet de Port-au-Prince, en date du 21 novembre 2022, dont nous avons eu une copie, l’inspecteur a demandé d’ouvrir une enquête sur les chèques de fonctionnement et de condiment alloués à la DAP. Mais c’est sans succès, l’affaire est restée classée.

De faux rapports, irrégularités dans les chèques, distribution de prime en dehors des règlements de discipline générale de la Direction de l’Administration Pénitentiaire sont entre autres problèmes soulevés par l’inspecteur Taillefer. Il est, cependant, frappé de mesure conservatoire par la DAP depuis octobre 2022.

Pour le compte de ce travail, seul l’inspecteur Taillefer, parmi les responsables de prison contactés, qui a décidé de nous en parler sans réserve. D’autres expliquent l’enjeu et la peur qu’ils ont d’être transférés à tout moment ou frappés par des mesures disciplinaires. Quant à l’inspecteur Michel Azor, responsable de la prison civile des Cayes dans le sud du pays, il reconnaît qu’il y a des retards dans les chèques de condiments, mais depuis novembre 2022, il reçoit certains aliments réguliers pour ces 830 prisonniers.

Même s’il n’a pas documenté sur le sujet, le Réseau National pour la Défense des Droits Humains n’écarte pas la possibilité d’éventuels cas de corruption et de fraudes au sein de l’administration pénitentiaire. Mme Ducéna confirme que les responsables des centres carcéraux peuvent passer 6 à 12 mois, sans recevoir les chèques pour nourrir les prisonniers, selon les informations dont elle dispose. À titre d’exemple, la militante cite le responsable de la prison civile de Jérémie, dans le département de la Grand‘Anse d’Haïti, qui a contracté plusieurs crédits pour nourrir les détenus et qui ne sont pas remboursés en retour par l’administration centrale.

PHOTO : PAGE FACEBOOK/DAP

Nous avons contacté le directeur de la prison civile de Jérémie, il n’a pas voulu se prononcer sur ce sujet. Toutefois, il a simplement confirmé qu’il y avait beaucoup de dettes jusqu’au moment de la rédaction de ce travail.

106 gourdes, soit moins d’un euro, c’est le montant disposé par jour et par détenu par l’État haïtien. Selon le BINUH, seules quatre gourdes sont dépensées par jour et par détenu entre novembre 2021 et mai 2022, alors que l’ex-ministre de la Justice, Liszt Quitel a déclaré que les prisonniers coûtaient à l’État haïtien beaucoup trop d’argent, lors d’une rencontre avec le CADDHO.

Le budget alloué pour le fonctionnement des prisons en Haïti est d’environ 444 935 000 de gourdes, soit 2 604 483.79 €.  Néanmoins, ce fonds n’est pas automatiquement mis à la disposition des responsables des établissements pénitentiaires et est soumis à une procédure de demande d’allocations de fonds.

Des demandes de réquisitions formulées par la DAP et conformes à l’allocation budgétaire établie ne sont souvent que partiellement remplies, a révélé un rapport du BINUH, en juin 2021, sur le système carcéral haïtien.  Une partie des fonds est plutôt utilisée à d’autres fins pour la Police Nationale d’Haïti, a indiqué ce rapport.  La rédaction a vainement tenté de joindre l’actuel directeur de l’administration pénitentiaire, l’inspecteur général Pierre René François. 

Cherté de la vie, insécurité…

L’augmentation des prix du carburant à approximativement, 128%, à l’automne 2022, a engendré une misère sans précédent. Les prix des produits de premières nécessités et du transport en commun ont donc grimpé, compliquant davantage la situation.

Néphtalie Renodin, proche d’un prisonnier, en témoigne.

« Stanley est mon cousin. Il croupit au pénitencier national depuis 2020.  Avant, je lui apportais de la nourriture tous les jours, mais avec cette cherté de la vie, je ne le fais qu’une fois par semaine », se plaint la jeune dame.

Phanel Jean-Louis, militant et ancien prisonnier politique, est aussi affecté. Lui, qui a passé deux ans à la prison civile de Port-au-Prince, a tenté d’aider après sa libération d’autres prisonniers politiques à se nourrir. Mais il s’est vu ralentir ces derniers mois. « Faute de moyen ! » s’exclame-t-il.

À tout cela s’ajoute le phénomène d’insécurité qui impacte grandement la situation des détenus dans les centres carcéraux. En Haïti, les gangs contrôlent les routes nationales depuis près de deux ans. Ils kidnappent, tuent, violent, volent et rançonnent au niveau de ces routes. Ce qui empêche l’administration pénitentiaire d’acheminer les provisions alimentaires vers les prisons des villes de province.

Pour entretenir les prisonniers des Cayes, l’inspecteur Michel Azor utilise d’autres moyens pour récupérer les provisions de la DAP.

« Chaque mois, je me rends à Port-au-Prince récupérer les aliments pour mes détenus. Comme je connais les chauffeurs qui empruntent la route nationale numéro 1, je mets les provisions et on traverse facilement. Ce qui n’est peut-être pas le cas pour mes collègues dans le nord. Mais moi, je récupère toujours les provisions alimentaires », confie l’inspecteur.

Malgré les efforts déployés par la communauté internationale ces dernières années afin d’améliorer les conditions de détention en Haïti, la situation tend à empirer. Outre cela, cette année, la coordination nationale de la sécurité alimentaire (CNSA) a annoncé que 4.9 millions haïtiens étaient en insécurité alimentaire et nécessitent une aide humanitaire d’urgence. Le problème de la malnutrition qui sévit dans les prisons est loin de résoudre et la population carcérale risque de s’accroître encore à la fin de cette année, analysent des experts.


Jean Samuel MENTOR

Rédacteur 2e Prix Jeune Journaliste de l’OIF/2021 Journaliste Enquêteur

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.

Enable Notifications OK No thanks